Interview de Béatrice de Chabert
Béatrice de Chabert a intégré en 1979 ce qui n’était encore que le Syndicat des Vins Délimités de Qualité Supérieure (VDQS) « Coteaux du Languedoc ».
Tout d’abord « couteau suisse » du syndicat aux côtés de Jean-Claude Bousquet et Jean Clavel, respectivement président et directeur, puis quelques années directrice, Béatrice s’est ensuite recentrée sur les missions de défense des terroirs et de l’appellation et a été de tous les dossiers clés pour notre appellation.
A l’heure de « faire valoir ses droits à la retraite », selon l’expression consacrée, nous regardons dans le rétroviseur avec elle.
Béatrice, quand et comment es-tu arrivée au vin et au syndicat ?
Je suis entrée en 1979 au Syndicat, après des études d’oenologie à l’Ecole d’Agronomie de Montpellier où mon père enseignait le machinisme agricole et je trainais, quand j’étais enfant, sur les tracteurs en exposition. Je vendangeais aussi dans la propriété maternelle, au sud de Pézenas. Avec ces racines languedociennes et viticoles, on peut dire que je suis « tombée dedans » toute petite !
Lors de mon premier stage d’oenologie chez un négociant sétois, on m’a dit que la place des femmes n’était pas dans les chais, et que je n’avais qu’à aller au labo. Cette anecdote pour te donner une idée de l’époque...
Juste après, Jean Clavel m’a ouvert grand les portes du Syndicat, je l’en remercie et il m’a beaucoup appris. A ce moment-là, l’équipe se résumait à Jean, Michou Gayraud, secrétaire, et moi. Du travail nous attendait…
Justement, à ce moment- là, quelles étaient les priorités ?
Le conseil d’administration - que des hommes au début… et qui fumaient comme des pompiers - avait compris qu’en se retroussant les manches, « Coteaux du Languedoc » pouvait s’affirmer comme l’une des grandes AOC françaises.
Je me souviens, au début, de grandes assemblées générales très animées, et même houleuses, pour décider d’orientations difficiles : la délimitation parcellaire, par exemple, beaucoup plus restrictive que celle des VDQS, ou la sortie du 100% carignan dans certains terroirs.
Il y avait un élan et une mobilisation collective très forts avec le regroupement des VDQS historiques, une émulation extraordinaire entre chaque terroir. Chacun apprenait des autres, et tous avançaient ainsi pour mieux définir leur identité au sein de la même famille.
Il fallait ensuite le faire savoir, prouver par la dégustation que nous n’avions pas à rougir de notre « Languedoc ». Ce fut, avec l’ardeur de Jean Clavel, la création de l’Hôtel des Vins rue Jacques Coeur en 83, en plein centre de Montpellier, qui précéda la Maison des Vins du Languedoc au Mas de Saporta en 89. En même temps, nous mettions en place la première interprofession, l’ UNICLA (L’Union Interprofessionnelle des Coteaux du Languedoc (UNICLA) se composait alors des AOC Coteaux du Languedoc, Faugères, Saint-Chinian et Clairette du Languedoc. ), Tout cela a pu se faire grâce au désir et à la volonté des vignerons.
J’aimerais souligner le rôle qu’ont joué les voyages d’étude que nous organisions chaque année avec les administrateurs. A raison d’un vignoble par an pendant 10 ans, tous ensemble, nous avons sillonné la France et l’Europe. Ces voyages ont été très formateurs et ont soudé entre eux ceux qui défendaient l’appellation.
As-tu en tête des visionnaires, des personnalités qui t’ont impressionnée ?
J’admire ceux qui s’engagent fortement dans l’action collective. Je pense aux présidents du Syndicat – deux durant cette période – Jean-Claude Bousquet et Jean-Benoît Cavalier, qui n’ont jamais dévié d’un pouce des valeurs de l’appellation ; et à de fidèles trésoriers même dans les moments difficiles, Henri de Colbert, Pierre Trinquier alors président de « Cabrières » puis Guy Lautier. Je te citerai quelques anciens, aujourd’hui disparus, qui m’ont impressionnée dès le tout début par leur implication syndicale : Jean Vidal, président pionnier de « Faugères », se battant pour « cette terre dure qui ne donne que très peu » ; Etienne Farras, Président de « Picpoul de Pinet » : sa vision prophétique dans les années 70 quand il disait « ici, il nous faut absolument replanter du piquepoul ! ». La production était de 2 700 hls en 1976, c’est 80 000 hls aujourd’hui ! Georges Dardé, qui présidait la coopérative de Berlou et vida dans le fossé, parce les raisins faisaient honte à l’appellation, une benne entière de vendange apportée par un coopérateur ; Jean Ségura attaché viscéralement à la Malvoisie, et sans qui elle aurait pu disparaitre des blancs de « La Clape » ; Henri Arnal, à Langlade, qui nous chantait Brassens et a entrainé les gardois dans l’appellation ; Guilhem Bruguière, président du Pic Saint-Loup, sa force tranquille – je reprends un slogan de l’époque- pour démontrer avec d’autres jeunes, que son terroir, à la traîne en 85, pouvait devenir l’une des locomotives de l’appellation. La liste des femmes et des hommes qui m’ont marquée serait très longue, il nous faudrait toute une lettre !
Quel est ton rôle au départ au sein du syndicat ?
Dès le début je touche à tout : les prélèvements en cave - il faut prouver aussi que l’on sait porter 12 bouteilles- l’animation sur le terrain, les dégustations avec les vignerons ou les journalistes, les voyages d’étude. J’ai même conduit, pendant le Tour de France, une caravane placardée d’affiches « Coteaux du Languedoc » sur les routes qui traversaient l’appellation.
Et l’on était très applaudi !
Quels sont les « grands dossiers » qui t’auront le plus marquée ?
D’abord, la reconnaissance en AOC (24 décembre 85), la joie et la grande fête au Zénith de Montpellier, plein à craquer. Petit serrement de coeur tout de même quand on pense que ce bâtiment s’est construit à la place de vignes sur un superbe terroir de galets roulés. Ensuite, ce fut la reconnaissance des blancs « Coteaux du Languedoc » en 88, avec une belle dégustation d’ailleurs. En même temps, l’extension à de nouvelles communes que j’accompagnais une à une - 113 entre 1985 et 2011 - ce qui a renforcé l’assise de l’appellation sur les beaux terroirs de la région.
Et puis ouf ! l’équipe s’est étoffée en 90 avec l’arrivée de Jean-Philippe Granier. Ce fut aussi le grand chantier de ce que l’on appelle la « hiérarchisation ». Mireille Branger est entrée en renfort en 99. C’est marquant de voir s’affirmer la forte typicité des terroirs. Des terroirs historiques bien sûr qui s’accrochaient depuis des siècles. Mais aussi des nouvelles dénominations qui ont surgi, fondées sur des réalités géographiques et humaines, et dont les noms semblent aujourd’hui avoir toujours existé. Et cette construction continue.
Ce fut aussi en 2007, quand Jacques Fanet était directeur, la reconnaissance de l’appellation régionale, porteuse de nouveaux espoirs, qui concrétisait le rêve des anciens lors de la création des « Coteaux du Languedoc » en 1960. J’ai aimé les échanges passionnés, les doutes, les débats musclés.
Tu t’es aussi beaucoup investie dans la défense ?
On mesurait, en avançant, la valeur unique de l’appellation et du nom « Languedoc » que nous avions porté au début quand presque personne n’en voulait. On mesurait la valeur de nos paysages, de notre environnement, de ce terroir d’appellation qui n’est ni remplaçable ni transposable, ce qui en fait à la fois son originalité et sa fragilité.
C’est presque instinctif pour moi de me battre pour les défendre, mobiliser les vignerons qui ne sont pas toujours conscients des « trésors » qui leur appartiennent. Cela me fait plaisir de sentir cette « fibre » chez Stéphanie Daumas.
Des surprises plus frappantes ?
Le plus frappant c’est le chemin qu’ont parcouru les vignerons en moins d’un demi-siècle, leur persévérance dans une voie qui n’est pourtant pas la plus facile, leur courage car ils prenaient des risques.
Ce sont les femmes qui sont sorties de l’ombre.
Ce sont les terroirs révélés, les gestes adaptés, les vins extraordinaires, la vente directe généralisée, le nom « Languedoc » convoité. Prouver qu’en moins d’une génération tout est possible.
Je ne pouvais pas imaginer que cela irait aussi loin.
SI tu pouvais modifier quelque chose …
J’aurais gardé depuis 79 une bouteille de chaque millésime pour organiser la grande verticale du (demi)siècle ;
Je grossirais le nom « Languedoc » sur les étiquettes ;
Je saurais tailler la vigne. Mais ce n’est pas trop tard, je vais apprendre.
42 ans au Syndicat, qu’est-ce que cela te fait?
Je trouve que j’ai eu beaucoup de chance d’être embarquée dans cette aventure. Et j’ai le coeur serré de quitter l’équipe à laquelle je suis très attachée. On en a partagé des vins, des fêtes, des angoisses, des débats enflammés, des fous rires !
42 ans, au fond, c’est à peine la durée de vie d’une vigne…
Pour finir, une petite scène d’aujourd’hui qui semble bien banale, et pourtant…
2017, rue Damrémont, Paris 18ème. J’entre chez un caviste avec Nils mon compagnon et Paul, mon petit-fils de 3 ans
PAUL, à peine entré, lâchant son doudou : « ssssont où les languedoc ? »
LE CAVISTE PARISIEN: « Tu as très bon goût, mon petit ! »